Olivier Cogels, expert en diplomatie de l’eau, Professeur Émérite à l’UCLouvain, Belgique, ancien Directeur Général de la Commission du Mékong a fait une communication intitulée « Vers une Doctrine des Investissements Coordonnés » pour la Coopération en Matière d’Eaux Transfrontalières en Afrique » lors de la Table Ronde Virtuelle sur « les enjeux et défis de la gouvernance des ressources en eau en Afrique et le rôle de l’hydrodiplomatie » organisée en collaboration avec le Think Tank IPAR , le 15 juillet dernier , marquant le lancement officiel du site hydrodiplomacy.com.
L’Investissement : Au Coeur de l’Enjeu Hydrodiplomatique en Afrique
La demande croissante en eau et énergie, couplée à la nécessité de renforcer la protection des populations contre les aléas hydro-climatiques, continue de stimuler d’importants investissements dans diverses infrastructures hydrauliques majeures. Barrages, digues, canaux, tous concourent à l’équilibre de ces besoins essentiels, d’autant plus crucial dans le contexte africain où le « gap » infrastructurel est significatif par rapport au reste du monde.
Le Consortium pour les Infrastructures en Afrique estime que le déficit de financement pour les infrastructures hydrauliques dépasse les 12 milliards de dollars US annuellement. Un constat qui soulève des préoccupations, d’autant plus que la majorité de ces investissements risquent d’être planifiés et exécutés au niveau national, sans une coordination suffisante avec les pays voisins.
Il est important de noter que plus de 80% des ressources en eau de surface en Afrique sont transfrontalières, partagées par au moins deux pays. Il en résulte que de nombreux investissements futurs auront inévitablement des impacts sur les pays riverains d’un même cours d’eau. Ce manque de coordination peut potentiellement mener à des conflits, ou du moins à de fortes tensions politiques entre pays voisins, si on continue à suivre le même schéma de « business as usual ».
Le cas du sous-bassin du Nil Bleu, avec la construction du Grand barrage de la Renaissance, illustre parfaitement ces tensions. Cette situation met en évidence l’importance de la diplomatie dans la gestion de l’eau et souligne le besoin urgent d’une coordination et d’une concertation accrues entre les pays africains dans les grands projets d’infrastructures hydrauliques.
Vers une Doctrine d’Investissements Coordonnés: Un Pivot pour l’Hydrodiplomatie en Afrique
Il est vrai qu’en Afrique, de nombreux accords de bassins existent déjà, et on compte plus d’une vingtaine d’organismes de bassins internationaux. Cependant, cela ne suffit pas. Nombre de ces organismes sont trop faibles, souffrant d’un manque de confiance, de volonté politique et de visibilité. Au-delà de ces défis, c’est la doctrine de coopération elle-même qui semble insuffisante.
Une doctrine se définit comme un ensemble d’idées, de principes ou de politiques qui guident la pensée et l’action dans un domaine particulier. La doctrine actuelle stipule que chaque État reste libre d’utiliser les eaux d’un cours d’eau partagé traversant son territoire, tout en respectant quelques principes : l’utilisation de l’eau doit être équitable et raisonnable, ne pas causer de préjudice significatif aux autres pays riverains et les investissements majeurs doivent être notifiés aux autres pays avant de commencer.
Cependant, ces notions d’équité et de préjudice sont souvent sujettes à interprétation, créant ainsi un terreau fertile pour les conflits potentiels. Il semble indispensable d’ajouter un autre principe fondamental aux principes d’équité et de non-préjudice : tous les investissements susceptibles d’avoir des impacts transfrontaliers devraient obligatoirement être coordonnés à l’échelle du bassin ou des grands sous-bassins, tant au stade de leur planification qu’au stade de leur gestion opérationnelle. C’est cet ensemble de principes que je propose d’appeler la « Doctrine des Investissements Coordonnés ».
La coordination des investissements n’est pas une notion nouvelle. Plusieurs organismes de bassins développent déjà des plans de développement du bassin, parfois appelés SDAGEs. Parfois, mais rarement, comme dans le cas du bassin Niger, ces plans se traduisent par des programmes d’investissement, ou des portefeuilles de projets, approuvés au plus haut niveau des États riverains. Les pays qui partagent le fleuve Sénégal sont parmi les plus avancés dans cette démarche, ayant décidé il y a plus de 50 ans de mettre en commun toutes leurs grandes infrastructures hydrauliques et de leur donner le statut d’ouvrage commun. Mais dans de nombreux autres cas, les plans de développement du bassin sont trop faibles, voire inexistants, ou n’incluent pas tous les futurs investissements majeurs.
Recommandations pour Renforcer la Coopération Transfrontalière en Afrique
Le principal obstacle à une coopération transfrontalière efficace en matière d’eau est le manque de volonté politique au plus haut niveau. Pour que les dirigeants s’impliquent davantage, il est impératif que la coopération soit explicitement axée sur la croissance économique et se concentre clairement sur les investissements futurs. Cela pourrait se faire en adoptant la Doctrine des Investissements Coordonnés.
Il est à mon sens nécessaire de mettre en place, pour chaque grand bassin ou sous-bassin, un ambitieux « programme d’investissement multisectoriel conjoint ». Ce programme doit être négocié, approuvé et promu au plus haut niveau politique. Pour gagner le soutien du public, il est essentiel que le programme conjoint d’investissement soit largement diffusé dans les médias. Il est donc crucial d’utiliser un langage simple et impactant, accessible à tous, en évitant les terminologies technocratiques. Pour chaque bassin, ce programme d’investissement multisectoriel devrait également être unique, afin d’éviter la dispersion des efforts dans une multitude de projets et programmes indépendants.
L’objectif ne doit pas simplement être une bonne gestion de l’eau, mais plutôt la sécurité hydrique, énergétique et alimentaire des pays concernés. L’eau n’est qu’un moyen pour atteindre ces fins. Il est également essentiel que le programme produise rapidement des résultats tangibles pour le bénéfice direct des populations.
Enfin, il ne suffit pas de coordonner la planification. L’exploitation et la gestion de toutes les grandes infrastructures existantes et futures devraient également être coordonnées. Pour ce faire, des mécanismes de coordination adéquats et efficaces doivent être mis en place.
Conclusion : Vers l’Adoption de la ‘Doctrine des Investissements Coordonnés' »
En conclusion, l’adoption de la « Doctrine des Investissements Coordonnés » comme principe central de la diplomatie et de la politique de l’eau pour la coopération transfrontalière en Afrique pourrait représenter une avancée majeure. Elle contribuerait à la prévention des conflits et à une gestion plus efficace et durable des ressources en eau du continent. Idéalement, cette doctrine devrait être reconnue par les grandes institutions internationales, telles que les Nations Unies et l’Union Africaine, comme étant la principale doctrine de diplomatie et de politique de l’eau pour la coopération en matière d’eau transfrontalière dans le monde en développement.
Cependant, bien qu’une reconnaissance universelle puisse sembler irréaliste pour l’instant, je suis convaincu qu’avec le soutien de l’Union Africaine et de son Conseil des Ministres de l’Eau (AMCOW), cette doctrine devrait pouvoir être progressivement mise en œuvre par tous les pays africains qui partagent de grands bassins transfrontaliers. En adoptant la Doctrine des Investissements Coordonnés, ces pays pourraient ouvrir une nouvelle voie pour une gestion pacifique et mutuellement bénéfique de leurs précieuses ressources en eau partagées.
Par Olivier Cogels
Expert en diplomatie de l’eau
Professeur Émérite à l’UCLouvain, Belgique
Ancien Directeur Général de la Commission du Mékong